Il lui fallait toujours se trouver dans une proximité relative avec l’immensité.
Il aimait la mer en hiver, les flots gris violacés et le ciel sombre qui se confondent, la ligne floue et mouvante de l’horizon qui s’enfuit au delà du regard. Il s’asseyait pendant des heures et contemplait le lointain. Il aurait voulu se perdre dans le ciel, il se laissait envahir par la solitude de son étendue. Et lorsque le vide était bien installé, il s’ouvrait aux possibilités réflexives des espaces infinis - ou du moins de ceux qui semblent l’être.
Il n’avait jamais vraiment su ce qui le touchait tant dans ces paysages - plusieurs fois il avait tenté de le représenter, il avait cherché ce je-ne-sais-quoi, il l’avait enregistré, photographié, dessiné... des dizaines d’horizons et de ciels juxtaposés les uns aux autres, des instants fugaces, des épiphanies lumineuses constituaient sa collection absurde, réduits à l’état de cartes postales sur son mur décrépi.
Et toujours cela semblait lui échapper.
Un jour, pourtant, il l’avait vu.
Il faisait très chaud. C’était l’été, dans une ville - il ne se souvenait plus bien laquelle - un endroit écrasé et étouffant où les immeubles lui volaient son ciel. Il s’était réfugié dans un musée pour profiter de l’air climatisé, il espérait peut-être remplacer son horizon gris par des peintures verdoyantes - respirer un peu à travers les paysages peints. Il avait pénétré dans le hall bondé, avait acheté un ticket à l’automate et s’était précipité dans la première salle.
C’était une pièce de taille moyenne. Il avait failli la qualifier de white cube mais on avait laissé le parquet brut. Il y avait dix tableaux accrochés au mur selon une grille régulière. Un accrochage séquentiel - pensa-t-il. C’étaient dix peintures à l’acrylique, toutes du même format - de grands rectangles cinématiques. Elles étaient réparties en cinq diptyques représentant les mêmes lieux à des années d'intervalle. Le passé noir et blanc au dessus du présent coloré.
Il avait demandé le nom au gardien, un homme désagréable au regard terne, qui lui avait répondu d’un air apathique :
"- Vous n’avez pas lu les cartels ? Ça s’appelle Course of Empire.
- Curse of Empire ?
- Non non, Course of Empire."
Non, il n’avait pas lu les cartels. Il s’était laissé happé par le ciel et c’est tout à coup tout ce qui avait compté. Il avait cru entendre quelqu’un prononcer le nom d’Edward Ruscha ; ça lui rappelait vaguement quelque chose - un nom qui lui évoquait les États-Unis, des espaces américains rangés dans un coin de sa tête - oui, un livre qu’il avait emprunté une fois à la bibliothèque. Twentysix Gasoline Stations ça s’appelait.
La couverture était cornée, et à l’intérieur il y avait des photographies en noir et blanc de stations services américaines, perdues au sud de nulle part. Une série d’espaces banals qui flirtaient avec le stéréotype. La prise de vue était factuelle, frontale, presque sans style - il s’était dit qu’il aurait pris les mêmes mais aussi que c’était du grand art. Peut-être que c’était ça être artiste ? Faire des registres, classer, ordonner et décrire le monde.
Il y en avait une surtout dont il se rappelait. Self Service, Milan, New Mexico. C’étaient deux pompes à essence dans un paysage semi désertique. L’horizon n’était pas tout à fait droit et elles semblaient tenter d’exister entre l’asphalte brûlant et le ciel immense. Les nuages étaient irréels, écrasants. Il avait aimé ça. Il y avait quelque chose d’excitant dans tout ce vide. C’était comme une page blanche, un nombre infini de possibilités offertes à lui.
Il devenait un voyageur, un aventurier. Il aurait arrêté sa vieille Buick pour faire le plein, sur la route pour nulle part comme dans toutes ses histoires préférées. Il était Neal Cassady ou Béla Molnar, il fuyait l’ennui et la morosité de son quotidien trop étroit, partait rêver un avenir où tout était possible. Mais il se rappela que Kerouac avait fait sombrer son héros dans la drogue et que les personnages de Stranger Than Paradise passaient par autant de stations-services que de désillusions.
Tout compte fait, il préférait peut-être Paris, Texas de Wim Wenders, il serait cet homme qui s’est perdu dans le lointain et que le désert a rendu neuf. Il reprendrait sa quête vers l’in- connu. De toutes façons il avait toujours préféré le sud des États-Unis : aller se perdre dans l’immensité américaine - le pays où tout est possible - évoluer dans des paysages si grand qu’en deux heures de marche la perspective n’a pas bougé, et que le fond en semble peint.
Et puis ça lui avait rappelé sa collection de ciels placardés sur son mur décrépi. Bien sûr il avait remarqué la fuite du temps. Il avait vu les tableaux en noir et blanc passer à l’ère de la couleur et les espaces californiens se transformer. Il savait que c’était en Californie parce qu’il l’avait lu sur le cartel mais, quand il y pensa, ça aurait pu être n’importe où.
C’étaient des lieux banals, impersonnels et vides de toute figure humaine. C’était comme traverser un couloir ou faire une balade en banlieue. Il aimait bien les appeler des espaces interstitiels.
Alors que les Twenty-six Gasoline Stations profitaient d’un petit format carré, les tableaux de la salle se déployaient sur de grands formats rectangulaires - panoramiques, comme au- tant d’écrans de cinéma sur la banalité du quotidien.
Paradoxalement les cadrages étaient bien plus serrés : ils s’accordaient à la vision d’un humain perdu dans le panorama, des morceaux d’immeubles vus en plongée avec le ciel comme point de fuite ; petites illuminations profanes en 16-9e. Il se baladait dans ces espaces temps qu’il n’avait jamais connu, il levait la tête et il voyait ce qu’il aurait pu voir dans la banlieue de Los Angeles. Il chercha en vain l’horizon mais ne le trouva dans aucune des peintures.
Il pensa à Michelangelo Antonioni, à tous les endroits où Vittoria, héroïne de l’Eclipse, a flâné dans une contemplation pensive : les complexes immobiliers modernes, les fondations en construction derrière les échafaudages, les chantiers, les rues désertes et anonymes... Une série d’images suggestives, vides de tout humain et de sentiments. La mélancolie du vide. Mais il y avait aussi quelque chose du Désert Rouge, une sorte de fascination de la modernité. Alors peut-être que, comme dans la scène finale, les oiseaux auront appris à voler au delà des nuages chimiques.
Il regardait les paysages changer et les immeubles se transformer : ici l’usine est devenue succursale coréenne, là l’immeuble s’est agrandi, et l’école de commerce s’est barricadée derrière un grillage. Et puis il y avait ce ciel rouge - apocalyptique - qui l’effraya un peu. Était-ce ça l’avenir ?
Sa gorge se serra à l’idée que ce fut déjà le présent. Et soudain il avait frémi ; il avait vu la société industrielle écrasante de banalité, reconnu ses espaces mondialisés, eu peur de la croissance capitaliste monstrueuse et des catastrophes écologiques. Il s’était dit que la nature sauvage n’existait peut-être déjà plus et il avait craint qu’on lui enlève ses déserts.
Il se rappelait Lewis Baltz et ses espaces désolés, vidés de leur présence humaine qui l’avaient hanté pendant des années. Il y avait dans ses photos les traces de quelque chose qui n’existe plus - comme si l’Apocalypse avait eu lieu, et ne restaient que des infrastructures abandonnées - des relents de fin du monde qui lui avaient toujours donné la chair de poule.
Encore habité par le fantôme d’Antonioni, il avait rêvé la destruction de tous biens de consommation dans des explosions réjouissantes, il s’en était retourné aux horizons vierges de Zabriskie Point - aux déserts immenses, les seuls lieux où l’amour est encore possible.
Alors il fut heureux de voir qu’on avait détruit la cabine téléphonique et qu’elle avait été remplacée par un poteau élec- trique - ou un routeur wifi? - rappelle toi que Hedi Lamarr a inventé le “zapping” radio en 1941 - et laissé pousser un arbre sur le ciel bleu. Un ciel bleu qui n’est ni obstrué par un immeuble grillagé comme dans The Old Trade School Building ni taché de pollution comme dans The Old Tool and Die building. Un ciel bleu qui nous laisse peut-être encore un espoir.
Mais irrémédiablement il revenait toujours au gris. A ce ciel gris de Tool and Die. Ce ciel sans couleurs et pourtant si extraordinaire qu’il semblait vouloir l’aspirer. C’était comme un tableau de la renaissance. Il lui aurait presque semblé qu’il allait s’ouvrir, laissant apparaître un Dieu tout puissant et son armée d’anges salvateurs. Il attendait que le soleil perce les nuages et l’inonde de sa lumière.
Il cherchait son épiphanie.
Et alors il se perdait dans une autre échelle - immense - que ne parvenaient pas à dissimuler les constructions humaines soudain ridicules. C’était un ciel sans limite, dans lequel le regard se noyait.
Intimité polaire des espaces infinis qui rendent l’âme à elle même.
Alors il sortit du musée, il sortit de la ville et voyagea jusqu’au bout du monde, à la conquête des horizons vierges et vides. Il vivrait dans un western, il serait un homme seul dans la nature, pour qui tout est encore possible. Et si le désert n’existait plus, il irait conquérir l’espace mais jamais il n’abandonnerait l’horizon. Il avait toujours rêvé d’être un cowboy.
texte : LÉNA HERVÉ
visuel : GATA
Il aimait la mer en hiver, les flots gris violacés et le ciel sombre qui se confondent, la ligne floue et mouvante de l’horizon qui s’enfuit au delà du regard. Il s’asseyait pendant des heures et contemplait le lointain. Il aurait voulu se perdre dans le ciel, il se laissait envahir par la solitude de son étendue. Et lorsque le vide était bien installé, il s’ouvrait aux possibilités réflexives des espaces infinis - ou du moins de ceux qui semblent l’être.
Il n’avait jamais vraiment su ce qui le touchait tant dans ces paysages - plusieurs fois il avait tenté de le représenter, il avait cherché ce je-ne-sais-quoi, il l’avait enregistré, photographié, dessiné... des dizaines d’horizons et de ciels juxtaposés les uns aux autres, des instants fugaces, des épiphanies lumineuses constituaient sa collection absurde, réduits à l’état de cartes postales sur son mur décrépi.
Et toujours cela semblait lui échapper.
Un jour, pourtant, il l’avait vu.
Il faisait très chaud. C’était l’été, dans une ville - il ne se souvenait plus bien laquelle - un endroit écrasé et étouffant où les immeubles lui volaient son ciel. Il s’était réfugié dans un musée pour profiter de l’air climatisé, il espérait peut-être remplacer son horizon gris par des peintures verdoyantes - respirer un peu à travers les paysages peints. Il avait pénétré dans le hall bondé, avait acheté un ticket à l’automate et s’était précipité dans la première salle.
ROOM 1
C’était une pièce de taille moyenne. Il avait failli la qualifier de white cube mais on avait laissé le parquet brut. Il y avait dix tableaux accrochés au mur selon une grille régulière. Un accrochage séquentiel - pensa-t-il. C’étaient dix peintures à l’acrylique, toutes du même format - de grands rectangles cinématiques. Elles étaient réparties en cinq diptyques représentant les mêmes lieux à des années d'intervalle. Le passé noir et blanc au dessus du présent coloré.
Il avait demandé le nom au gardien, un homme désagréable au regard terne, qui lui avait répondu d’un air apathique :
"- Vous n’avez pas lu les cartels ? Ça s’appelle Course of Empire.
- Curse of Empire ?
- Non non, Course of Empire."
Non, il n’avait pas lu les cartels. Il s’était laissé happé par le ciel et c’est tout à coup tout ce qui avait compté. Il avait cru entendre quelqu’un prononcer le nom d’Edward Ruscha ; ça lui rappelait vaguement quelque chose - un nom qui lui évoquait les États-Unis, des espaces américains rangés dans un coin de sa tête - oui, un livre qu’il avait emprunté une fois à la bibliothèque. Twentysix Gasoline Stations ça s’appelait.
La couverture était cornée, et à l’intérieur il y avait des photographies en noir et blanc de stations services américaines, perdues au sud de nulle part. Une série d’espaces banals qui flirtaient avec le stéréotype. La prise de vue était factuelle, frontale, presque sans style - il s’était dit qu’il aurait pris les mêmes mais aussi que c’était du grand art. Peut-être que c’était ça être artiste ? Faire des registres, classer, ordonner et décrire le monde.
Il y en avait une surtout dont il se rappelait. Self Service, Milan, New Mexico. C’étaient deux pompes à essence dans un paysage semi désertique. L’horizon n’était pas tout à fait droit et elles semblaient tenter d’exister entre l’asphalte brûlant et le ciel immense. Les nuages étaient irréels, écrasants. Il avait aimé ça. Il y avait quelque chose d’excitant dans tout ce vide. C’était comme une page blanche, un nombre infini de possibilités offertes à lui.
Il devenait un voyageur, un aventurier. Il aurait arrêté sa vieille Buick pour faire le plein, sur la route pour nulle part comme dans toutes ses histoires préférées. Il était Neal Cassady ou Béla Molnar, il fuyait l’ennui et la morosité de son quotidien trop étroit, partait rêver un avenir où tout était possible. Mais il se rappela que Kerouac avait fait sombrer son héros dans la drogue et que les personnages de Stranger Than Paradise passaient par autant de stations-services que de désillusions.
Tout compte fait, il préférait peut-être Paris, Texas de Wim Wenders, il serait cet homme qui s’est perdu dans le lointain et que le désert a rendu neuf. Il reprendrait sa quête vers l’in- connu. De toutes façons il avait toujours préféré le sud des États-Unis : aller se perdre dans l’immensité américaine - le pays où tout est possible - évoluer dans des paysages si grand qu’en deux heures de marche la perspective n’a pas bougé, et que le fond en semble peint.
Et puis ça lui avait rappelé sa collection de ciels placardés sur son mur décrépi. Bien sûr il avait remarqué la fuite du temps. Il avait vu les tableaux en noir et blanc passer à l’ère de la couleur et les espaces californiens se transformer. Il savait que c’était en Californie parce qu’il l’avait lu sur le cartel mais, quand il y pensa, ça aurait pu être n’importe où.
C’étaient des lieux banals, impersonnels et vides de toute figure humaine. C’était comme traverser un couloir ou faire une balade en banlieue. Il aimait bien les appeler des espaces interstitiels.
Alors que les Twenty-six Gasoline Stations profitaient d’un petit format carré, les tableaux de la salle se déployaient sur de grands formats rectangulaires - panoramiques, comme au- tant d’écrans de cinéma sur la banalité du quotidien.
Paradoxalement les cadrages étaient bien plus serrés : ils s’accordaient à la vision d’un humain perdu dans le panorama, des morceaux d’immeubles vus en plongée avec le ciel comme point de fuite ; petites illuminations profanes en 16-9e. Il se baladait dans ces espaces temps qu’il n’avait jamais connu, il levait la tête et il voyait ce qu’il aurait pu voir dans la banlieue de Los Angeles. Il chercha en vain l’horizon mais ne le trouva dans aucune des peintures.
Il pensa à Michelangelo Antonioni, à tous les endroits où Vittoria, héroïne de l’Eclipse, a flâné dans une contemplation pensive : les complexes immobiliers modernes, les fondations en construction derrière les échafaudages, les chantiers, les rues désertes et anonymes... Une série d’images suggestives, vides de tout humain et de sentiments. La mélancolie du vide. Mais il y avait aussi quelque chose du Désert Rouge, une sorte de fascination de la modernité. Alors peut-être que, comme dans la scène finale, les oiseaux auront appris à voler au delà des nuages chimiques.
Il regardait les paysages changer et les immeubles se transformer : ici l’usine est devenue succursale coréenne, là l’immeuble s’est agrandi, et l’école de commerce s’est barricadée derrière un grillage. Et puis il y avait ce ciel rouge - apocalyptique - qui l’effraya un peu. Était-ce ça l’avenir ?
Sa gorge se serra à l’idée que ce fut déjà le présent. Et soudain il avait frémi ; il avait vu la société industrielle écrasante de banalité, reconnu ses espaces mondialisés, eu peur de la croissance capitaliste monstrueuse et des catastrophes écologiques. Il s’était dit que la nature sauvage n’existait peut-être déjà plus et il avait craint qu’on lui enlève ses déserts.
Il se rappelait Lewis Baltz et ses espaces désolés, vidés de leur présence humaine qui l’avaient hanté pendant des années. Il y avait dans ses photos les traces de quelque chose qui n’existe plus - comme si l’Apocalypse avait eu lieu, et ne restaient que des infrastructures abandonnées - des relents de fin du monde qui lui avaient toujours donné la chair de poule.
Encore habité par le fantôme d’Antonioni, il avait rêvé la destruction de tous biens de consommation dans des explosions réjouissantes, il s’en était retourné aux horizons vierges de Zabriskie Point - aux déserts immenses, les seuls lieux où l’amour est encore possible.
Alors il fut heureux de voir qu’on avait détruit la cabine téléphonique et qu’elle avait été remplacée par un poteau élec- trique - ou un routeur wifi? - rappelle toi que Hedi Lamarr a inventé le “zapping” radio en 1941 - et laissé pousser un arbre sur le ciel bleu. Un ciel bleu qui n’est ni obstrué par un immeuble grillagé comme dans The Old Trade School Building ni taché de pollution comme dans The Old Tool and Die building. Un ciel bleu qui nous laisse peut-être encore un espoir.
Mais irrémédiablement il revenait toujours au gris. A ce ciel gris de Tool and Die. Ce ciel sans couleurs et pourtant si extraordinaire qu’il semblait vouloir l’aspirer. C’était comme un tableau de la renaissance. Il lui aurait presque semblé qu’il allait s’ouvrir, laissant apparaître un Dieu tout puissant et son armée d’anges salvateurs. Il attendait que le soleil perce les nuages et l’inonde de sa lumière.
Il cherchait son épiphanie.
Et alors il se perdait dans une autre échelle - immense - que ne parvenaient pas à dissimuler les constructions humaines soudain ridicules. C’était un ciel sans limite, dans lequel le regard se noyait.
Intimité polaire des espaces infinis qui rendent l’âme à elle même.
Alors il sortit du musée, il sortit de la ville et voyagea jusqu’au bout du monde, à la conquête des horizons vierges et vides. Il vivrait dans un western, il serait un homme seul dans la nature, pour qui tout est encore possible. Et si le désert n’existait plus, il irait conquérir l’espace mais jamais il n’abandonnerait l’horizon. Il avait toujours rêvé d’être un cowboy.
texte : LÉNA HERVÉ
visuel : GATA