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BAZIL ADAPT OR DIE









Il arriva que le feu prit dans les coulisses d'un théâtre.
Le bouffon vint en avertir le public.
On pensa qu'il faisait de l'esprit et on applaudit ;
il insista ; on rit de plus belle.
C'est ainsi, je pense, que périra le monde :
dans la joie générale des gens spirituels
qui croiront à une farce.

Sören Kierkegaard



Il est des oiseaux de paradis noirs, dont le ramage est bas, qui volent au-dessus des villes prisons et des zones de non-droit. Ils fendent le vent, maîtrisent le feu, et parlent eux aussi les langages des puissants, avec lequel ils exhortent les faibles et les défaillants à ne pas se perdre dans la désolation.

Bazil est de ces oiseaux-là, ces oiseaux métallurges qui cherchent le point de fusion parfait. Ce point, c'est la température à laquelle l'état initial de la matière change, rendant possibles et évidentes les nouvelles formes, les questionnements sur la nature, le sens et la source de la réalité.

Bazil est un artisan pluridisciplinaire qui fait s'entrecroiser les pratiques et repousse leurs limites : tantôt plasticien avec ses formes émergées de la nature, tantôt joailler par ses confections métallurgiques, et surtout ouvrier de la versatilité, il manipule les matières organiques et inertes pour les faire se rencontrer au cœur du futur qu'il élabore.

Ses pièces font figure d'hypothèses, de possibles, de réponses évolutives à un monde en état d'effondrement. Il a vécu en appart, en squat, en friches réhabilitées de la petite couronne. Il y a connu la fête, les heures sombres et aussi la lumière. Il y appris, en communauté, à réparer et à construire toutes les choses et lui-même.




1 Qui es-tu ?

Je suis Bazil, j'ai 29 ans le mois prochain. J'ai plusieurs pratiques qui s'entrecroisent : la couture, la coiffure, la musique en tant que DJ, le BTP ; en ce moment principalement la bijouterie. J'utilise toutes sorte de matériaux : le métal, le son, les cheveux, le tissu… avant j'utilisais aussi la céramique et les plantes.

En gros je suis sculpteur. Le travail du métal c'est ce que je fais depuis longtemps et ce que j’aime le plus ! Je suis plutôt artisan qu’artiste. Je fais aussi de la commande et j’aime le travail collaboratif, comme lors d’événements que j’organise ; tu peux me demander de réaliser un objet, une table, un char… ou un défilé par exemple.



2 On est où ici ? Qu'est-ce que tu y fais ?

Je suis plutôt nomade, je squatte dans le 93 depuis longtemps. Ici, on est dans un squat d'habitation où je suis hébergé depuis bientôt trois mois. Là, on est dans un ancien débarras qui est devenu un atelier partagé : avec des habitantes on a récemment vidé cet espace pour l'investir.

C'est un peu ouvert à tout le monde, tout le monde peut venir peindre, dessiner, taffer en commun. J'ai mon espace de construction, mes outils et mon moteur suspendu. On a mis pas mal de temps à s'installer, et maintenant je peux enfin me concentrer sur mon taf, mais j'arrive au terme de mon séjour, donc je vais bientôt devoir partir, je profite tant que je peux. C'est ça l'itinérance.



3 Tu pars bientôt en voyage et ce portrait est comme une étape, un jalon avant ton départ. Est-ce que c'est quelque chose que tu prépares depuis longtemps ?

Non je prépare pas vraiment ce voyage, et oui ça fait longtemps que je voulais partir. Ca va durer trois mois ; je vais d'abord au Mexique, puis je passe par la Colombie et après je vais au Pérou. Je me dis qu'il faut que j'y retourne parce que mon père est péruvien, c'est important pour moi. Ma première fois là-bas j'avais 6 ans, j'en ai des souvenirs d'animaux. Jusqu'ici j'ai surtout voyagé en Belgique et à Marseille *rires*.





4 Toi qui va le parcourir, qu'est-ce que tu comprends du monde dans lequel tu évolues ? Que penses-tu de son état en cette année qui commence ?

L'état du monde me fait peur. Je suis une personne engagée et j'estime qu'on galère de plus en plus à manifester, exprimer nos idées politiques de manière légale : c'est badant. La montée du fascisme européen, les génocides m'effraient. C'est même pas qu'il y a plus de fachos qu'avant, c'est qu'ils se sentent de plus en plus libres. On est dans un état de droite, voire d'extrême-droite. Des lois anticonstitutionnelles comme la loi immigration, ou la loi Kasbarian passent au calme à travers nos élus.

J'ai l'impression que l'année est passée tellement vite que j'ai pas de mots, en fait. Macron a attaqué de tous côtés : tu te bats contre quelque chose pour découvrir presque chaque jour qu'il y a de nouvelles dingueries qui se sont passées et t'étais pas au courant, c'est un flux continu… j'ai toujours vécu dans des lieux communautaires, des zones libres. Et même sans parler de ce types d'espaces et des gens qui les investissent, la loi veut aujourd'hui que si tu paies pas ton loyer pendant trois mois, t'es considéré comme un squatteur et tu te fais dégager, y'a même plus de trêve hivernale.

Avant les juges moralement ils voulaient pas virer les gens de chez eux par -5 degrés par exemple, mais maintenant c'est possible de perdre son logement du jour au lendemain si tu es trop précaire. Si un proprio a une usine abandonnée depuis des années, et qu'il la retrouve squattée, il peut statuer que c'est sa résidence principale et en virer les occupants direct. J'ai beaucoup de potes qui galèrent à ouvrir en Île-de-France présentement.

Et puis cette année, évidemment, il y a les JO ! Tout le monde pète un câble. On créée des infrastructures monumentales pour que le monde entier vienne y vivre deux mois, et après c'est fini, c'est pas réinvesti, c'est laissé vide. Peut-être qu'à la fin des jeux, on pourra lancer une nouvelle mouvance et revenir tout squatter avant qu'ils démantèlent.




Pendentif en étain et en perle, par Bazil, 2024


5 Je trouve que ta vision du monde, actuel et à venir, se reflète dans ta pratique. Tu m'as souvent parlé d'une fiction post-apo que tu as inventée, liée à la fusion entre plantes, biotechnologie et humanité, qui sous-tend ton univers comme un fil conducteur entre tes créations. Tu peux nous la raconter ?

C'est un univers que je construis depuis les Beaux-Arts. Tout ce que je fais viens de là, je considère que tout mon travail c'est un peu la matérialisation de ce que contient cet univers. Dans ma tête, les œuvres, les objets, les histoires que je créée y appartiennent et en découlent ; c'est une sorte de monde parallèle situé dans un futur alternatif. Les humains y ont une relation de parasitisme-mutualisme avec des plantes. Une graine leur est implantée dans la nuque puis pousse en s'enroulant depuis les cervicales tout autour du corps de l'hôte. Les deux formes de vies existent en symbiose.

Un jour j'ai raconté mon histoire à une artiste tatoueuse, qui travaille beaucoup avec des images florales, et l'idée lui plaisait énormément. Le tatouage illustre une partie de cet univers ; le développement de la graine implantée dans la nuque qui pousse comme un exosquelette. Depuis, cette fiction, je la transporte sur moi et autour de moi comme une œuvre vivante. Ce qui est dommage c'est que depuis elle tatoue ce truc à tout le monde… mais à la base c'est mon idée *rire*.

Je sais qu'au sein de notre génération on a souvent les mêmes esthétiques, les mêmes pensées autour de l'effondrement, de la biologie bouleversée par la technologie ; qu'on rêve aux mêmes dystopies. 1984, tout ça, on a compris, on veut d'autres choses.




Au-delà des territoires et leurs frontières qui s'enjambent, se traversent ou se sautent, Bazil voyage. Il ne croit pas aux lieux propres, il les explore et y dresse des camps de fortune qu'il lève une fois sa mission accomplie. Il a dans ses bagages les outils de la forge, de la fête, du futur. Il porte dans les foules qu'il traverse le souhait de se rassembler, se ressembler, de réaliser quelque chose qui survivra aux temporalités humaines et politiques, celles qui s'érodent déjà.

Ouvrageant le métal à la morsure des flammes, Bazil forge aujourd'hui des parures hors corps qui poussent au-dessus des squelettes. Inspirées des insectes, des champignons, des invertébrés et d'une flore symbiotique, elles se mêlent aux peaux dont elles émergent comme des exosquelettes précieux. Ces œuvres faites de multiples alliages se déclinent en joyaux sortis de ses mains patientes, souvent écorchées, qui ornent les vivants et montrent à leurs yeux attentifs de quelle matière est faite son cerveau.




Bijoux en cuivre laitonné, par Bazil, 2024



6 Un jour tu m'as dit que tu voyais la société comme une sorte de machine, faite de rouages imbriqués, qui avance inlassablement, et dans laquelle on n'a pas sa place si on est - comme toi - un rouage défectueux. Vois-tu toujours cette machine ? Est-elle toujours un obstacle, un paradigme auquel tu t'adaptes, une entrave que tu contournes ?

Je le vois un peu différemment maintenant. J'étais très catégorique avant : je suis toujours un rouage mal huilé, mais il faut considérer que des sociétés, ils n'y en a pas qu'une, il y en a plein. Je pense qu'il faut trouver celle dans laquelle tu veux évoluer pour y constituer une autre machine. Une machine faite de plein de rouages mal huilés qui fonctionne à peu près. *rire*

Il existe le monde qui devrait être celui de la norme, qu'on te propose par défaut, le plus visible et simple d'accès, un monde de surface ; et puis il y a les mondes d'à côté. Des mondes où tu ne brilles pas comme tu le devrais à l'intérieur de la norme, mais où tu peux briller différemment, comme tu l'entends, avec de meilleures lumières…
le petit monde que j'ai trouvé, celui dans lequel je vis, est fait de plein de communautés qui se mélangent et se reconnaissent. La commu LGBT, Celle à laquelle j'appartiens, j'ai mis beaucoup de temps à capter que j'en faisais partie parce que j'avais pas la visibilité ou l'éducation pour y accéder.

Tout le monde fait partie d'une société, à petite comme à grande échelle ; il faut simplement choisir comment et pourquoi on y participe.






7 Ta référence son du moment ?

C'est Cuchi Cuchi Farandula, de DJ JG X Absyss par le label mmmmrico.


8 Et pour le mot de la fin ?

Il ne faut pas perdre espoir, croire que tout est foutu en permanence. Il faut avoir foi dans ses idées. Souvent dans la société conventionnelle, le message c'est que tout le monde peut s'en sortir, percer, se donner les moyens de ses ambitions… ça me véner cette carotte qu'on te présente comme, 'regarde y'en a qui réussissent en partant de rien'. Il faut arrêter de croire en ce schéma, en cette définition unidimensionnelle de la réussite, arrêter de penser que tu dois forcément partir du bas puis arriver en haut.

Tu peux parvenir au niveau qui est le tien, c'est pour ça que je parlais des plusieurs mondes auparavant. Si tu veux être la prochaine Rihanna et atteindre le sommet économique, tu peux y arriver, mais va falloir tout donner. Par contre tu peux aussi réussir à te faire ta place dans un monde qui a du sens pour toi, où les gens avec qui tu es te rendent heureux, et où tu vas vivre à ta manière. Il faut persister à poursuivre ses rêves, et ne pas se laisser aller dans les mauvais moments de la vie. Et heu nique la bac surtout.









Pendentifs en étain et en perle, par Bazil, 2024



Bazil modifie la matière à partir de l'énergie naturelle. La pratique courante de l'alchimie repose sur deux lois fondamentales : la loi de la conservation de la masse et la loi de la providence naturelle. La première stipule que l'énergie et la matière ne peuvent être ni créées à partir de rien, ni réduits à néants. La seconde explique qu'un objet ou un matériau constitué d'une substance ou d'un élément particulier ne peuvent être transmutés qu'en un autre objet avec la même composition et les mêmes propriétés élémentaires. En outre, pour créer un objet d'un kilogramme, il faut un kilogramme de matière. Un kilogramme de matière détruite sera réduite à un ensemble de pièces dont la somme pèsera un kilogramme.

La transmutation se découpe en trois grands principes : la compréhension, qui exige de connaître la structure inhérente et les propriétés de la composition atomique ou moléculaire d'un matériau ; la décomposition, qui permet de rassembler l'énergie pour briser la structure physique de la matière identifiée et la réduire à un état plus malléable, et la restructuration, l'art de maintenir les flux d'énergie afin de transposer le matériau à une nouvelle forme.

C'est en tous cas ce que nous explique l'auteure Hiromu Arakawa dans son shonen Fullmetal Alchemist. C'est aussi ce que nous montre Bazil en révélant les bijoux qu'il transmute dans son atelier. Ces lois et ces principes d'échange équivalent dépassent les parures et les ornements : elles se retrouvent aussi dans son regard, celui qu'il porte sur l'existence, les choses et les miracles qui la constituent. Il n'est pas comme Hermès Trismégiste, qui traitait sur l'or et l'émeraude, mais comme un artisan païen, qui décompose les alliages d'un monde étrange et incompréhensible, afin de les recombiner selon une vision d'espoir.









"Sur les nuages libres", événement curaté par Bazil au S, performances de Inti Franc-Régis et Zoé Pannier, 20.03.2021

Styling : Thelma Capello, Maquillage : Kaum (Cherry B Diamond), Coiffure : Florine Grondin, Vêtements : Ache C. Wang et Passif Agressif, Agir Bizarrement






"Naïfves Impulsifves", événement curaté par Bazil à l'Aconservatoire, performances de Venena Serena Lazorko, Ibtissem et Melodie Preux, 2022

Photographie : Redha Bencheikh El Fegoun, Installation : Dahlia Koumsam, Styling : Harmony Coryn, Coiffure : Kevyn Charo, Maquillage : Clara Paillette, Accessorisation/wig : Rozy Sapelkine et Les Ogresses Poilues, Vêtements : Cute Virus, Passif Agressif, Maison Vertigo et Florine Grondin.




"Rambo, les arc-en-ciel sont toujours là ?", cuivre, semences reproductibles Kokopelli et matériaux mixtes, 120x150x70cm, sur une invitation de Alice Guérin pour l’exposition "Les plantes du jardin tombent et gisent comme elles tombent" en résidence à l’atelier Saegher, 2020



"Des mondes où tu ne brilles pas comme tu le devrais à l'intérieur de la norme, mais où tu peux briller différemment, comme tu l'entends, avec de meilleures lumières..."


PORTRAIT DU 07.01.24
TEXTE : PAULO GATABASE
PHOTOS : ZOÉ CHAUVET
DESIGN : PAULO GATABASE